Anatomie d'un instant
Madrid, 23 février 1981, 18h21, des militaires prennent en otages les 400 députés du Parlement, menacent et tirent en l'air. Tous se couchent, tous sauf trois hommes qui restent assis, défient les hommes armés, prêts à mourir. Ces images ont été filmées, ont fait le tour de toutes les télévisions. Mais la puissance des images en fait aussi leur faiblesse : vu de l'extérieur, on voit ce coup d'état raté comme une pantalonnade, on retient le discours du roi-sauveur-de-la-démocratie fait dans la nuit, on se dit "ils ont eu chaud", et l'Histoire continue. Pourtant, les années Franco ne sont pas loin, et ce coup d'état raté a finalement installé durablement la démocratie en Espagne.
Ce fut pourtant beaucoup plus compliqué que cela, et durant cette nuit sur le fil du rasoir, tout pouvait basculer d'un côté ou de l'autre à maintes reprises. Parmi ces trois hommes qui désobéissent à la junte militaire, il y a Adolfo Suarez, ancien chef du gouvernement. Il vient de démissionner et le Parlement était réuni ce 23 février pour l'investiture du nouveau président.
Javier Cercas a tenté un roman, il avoue modestement ne pas y être arrivé, la fiction et la réalité s'entremêlaient sans résultat satisfaisant. Alors, changement de cap, il aborde l'histoire par un autre moyen et nous offre un essai superbe : la dissection des images filmées et l'enquête gigantesque qu'il a menée pour en comprendre le sens.
On retrouve un thème important dans l'œuvre de Javier Cercas : la recherche de ce qui peut faire basculer un homme dans le bien ou le mal, cette limite fragile suivant les circonstances historiques (et on se souvient de la puissance de "A la vitesse de la lumière"). Et là, le personnage d'Adolfo Suarez, franquiste du départ, et à lui seul un sujet d'étude extraordinaire.
"Anatomie d'un instant" est un essai construit comme un polar, une enquête. J'avoue pourtant (mea culpa) avoir été tenté de baisser les bras à deux reprises, lorsque les détails ne signifiaient plus rien pour moi qui ne connaissait pas assez les personnages politiques espagnols, mais, bien m'en a pris, j'ai persévéré, et aimé ce livre indispensable pour comprendre la naissance d'un coup d'état, mais plus généralement les enjeux politiques, les réactions possibles des principaux protagonistes, car le principe général est applicable partout.
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Extrait :
"C'est ainsi qu'au cours de cette première année de gouvernement, Suarèz construisit les fondements d'une démocratie avec les matériaux d'une dictature. Il réalisa avec succès des opérations insolites, dont la plus insolite - et peut-être la plus essentielle - consistait en la liquidation du franquisme par les franquistes eux-même. L'idée lui vint de Fernandez Miranda, mais Suarez fut bien plus que son simple exécuteur : c'est lui qui l'étudia, qui la mit au point et en pratique. Il s'agissait presque de résoudre la quadrature du cercle et, en tout cas, de concilier l'inconciliable pour éliminer ce qui était mort mais semblait vivant ; il s'agissait, dans le fond, d'une martingale juridique basée sur le raisonnement suivant : l'Espagne de Franco était régie par un ensemble de Lois fondamentales qui , comme l'avait repère avec insistance le dictateur lui-même, étaient parfaites et offraient des solutions parfaites en toutes circonstances ; or, les Lois fondamentales ne pouvaient être parfaites que si elles pouvaient être modifiées - sinon, elles n'auraient pas été parfaites, puisqu'elles n'auraient pas été capables de s'adapter à toutes les circonstances. Le plan conçu par Fernandez Miranda et développé par Suarez consista a élaborer une nouvelle Loi fondamentale, appelée Loi pour la réforme politique, capable de s'ajouter aux autres lois en ne les modifiant qu'en apparence, même si, dans le fond, elle les transgressait ou autorisait leur transgression, ce qui permettait de remplacer le régime dictatorial par un régime démocratique tout en respectant les procédures juridiques du premier.
(...) Ce fut un tour de magie spectaculaire, et le plus grand succès de sa vie. En Espagne, l'opposition démocratique s'en frottait les yeux : hors d'Espagne, l'incrédulité était absolue."
Auteur : Javier Cercas - Titre : Anatomie d'un instant - Editions Actes Sud