Chronique japonaise
Avec le même regard, curieux, sensible, que dans "L'usage du monde", Nicolas Bouvier nous offre avec "Chronique japonaise" sa connaissance et ses impressions du Japon, pays qu'il a aimé au point d'y retourner vivre avec femme et enfants.
On ne connait bien un peuple, un pays aussi particulier, qu'en remontant à la source, et Bouvier décrit, à sa sauce savoureuse d'humour et de recul, l'histoire du Japon, de sa création, des kami, de ses influences chinoises assimilées, digérées, adaptées et reniées pour créer sa propre mythologie. Les échanges mercantiles qui ont fait son ouverture, puis la fermeture, le repli total et paranoïaque, enfin les guerres.
Nicolas Bouvier arrive pour la première fois au Japon en 1955, dans un pays écrasé par la seconde guerre mondiale, et qui a subit la bombe atomique par deux fois. Il débarque seul, sans argent, et cherche un logement dans un long périple à pieds dans les quartiers populaires de Tokyo. Revenu en 64-65, il ne reconnait plus Tokyo, et préferera s'installer avec sa famille à Kyoto.
Toujours dans l'échange, le partage, la connaissance des autres, Nicolas Bouvier entrouvre les portes du Japon comme aucune encyclopédie ne pourrait le faire, et nous laisse apercevoir un quotidien extrêmement attachant, en brossant des portraits de vieillards, de paysans, de bonzes, livrant des bouts de vie, décrivant des paysages orientaux, mais surtout touchant l'humanité même au coeur d'un détail, dans une écriture tout à la fois réaliste et poétique. Sublime.
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extrait :
"L'odeur de son brouet me faisait à moitié défaillir. Je l'en ai complimenté et il m'a remercié bien poliment. Mais quand j'ai tendu mon écuelle, ses yeux se sont éteints et il y a soudain cessé de me voir et de m'entendre. C'est qu'elle n'est pas pour moi, cette soupe : elle doit aller à qui de droit, dans un certain ordre de préséances, à un certain moment, et comment pourrait-il savoir ce que ce gribouille aux cheveux d'étoupe sale est venu chercher ici. D'autre part, refuser c'est discourtois. Il s'est donc tiré d'embarras en me congédiant mentalement ; un tour de force, car son réduit était petit et j'y parlais de plus en plus haut. Je le revois très bien, ce vieux Tartuffe, embusqué derrière son énorme chaudron, fixant sans ciller un point un peu en dessous de ma bouche et me transformant en simple bouffée de vapeur. C'est la recette ici : quand le malséant, quand l'imprévu se produisent, regardez juste à côté ou alors à travers. (...) Le vieux ne m'a pas vu davantage lorsque je lui ai doucement retiré sa louche pour remplir mon assiette. Il s'est rendormi avec l'ombre d'un sourire. Cela nous a arrangé l'un et l'autre. Dans toute cette affaire, j'avais tort, et il avait raison."
Auteur : Nicolas Bouvier - Titre : Chronique japonaise - Edition Petite bibliothèque Payot