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20 juin 2011

Le canapé rouge - Prix spécial du jury Henri Thomas 2011 (suite)

Samedi, une petite récompense littéraire qui m'a fait très plaisir, ma nouvelle "Le canapé rouge" a reçu le prix spécial du jury Henri Thomas. Le texte donc :

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Le canapé rouge


canape_okJe les ai vu le sortir de leur fourgon passablement rouillé. Ils n'étaient que tous les deux. Lui, grand et sec, le buste droit. Elle, presque de la même taille, mais le corps plus massif. Un couple d'une soixantaine d'années. Ils sortaient un canapé pour le déposer sur la plage. C'était visiblement lourd, et pas commode du tout de marcher dans le sable avec ce chargement. Un canapé avec des coussins. Ils l'ont installé face à la mer, au plus près, là où le sable est encore sec. Ils sont revenus vers le fourgon, et ont continué à décharger des objets. De chaque côté du canapé, j'ai vu qu'ils posaient un lampadaire et un porte-revue. Et devant un tapis d'orient. Ils avaient installé leur salon face à la mer, au petit matin. Là où les autres, d'habitude, plantent des parasols et étalent leur serviette de plage.

J'ai continué à pêcher, j'ai fait comme si de rien n'était. Comme moi, ils avaient dû rouler longtemps sur cet étroit ruban de goudron entre les montagnes de sel. Puis en quittant les salines, pendant quelques kilomètres sur l'immense plage sauvage des Salins de Giraud, en direction de Port St Louis, à l'opposé des Saintes Marie de la Mer. Ils avaient ralenti un peu en me dépassant, me jetant un bref regard, puis s'étaient fixé cent mètres plus loin. C'était un énorme tronc de bois flotté qui avait fixé leur destination. Sur cette plage de sable gris, ces troncs de bois gisent, sculptés et polis par les embruns et la mer. C'était à l'abri du plus grand, comme une statue couchée à demi enfouie dans le sable, qu'ils s'étaient installés.

La plage était déserte et le resterait tout le jour ; en ce début de printemps, les journées sont encore fraîches, et la mer froide n'attire aucun touriste. Ils avaient disposé leur salon le plus naturellement du monde, et posé thermos, théière et autres ustensiles sur la table. Ils auraient sorti un aspirateur que cela ne m'aurait pas plus étonné. Puis ils s'étaient installés, les yeux fixés sur l'horizon.

- Et les fleurs papy Antoine, tu oublies les fleurs » s'exclama Lisa, une fillette de 7 ans, la plus jeune des deux enfants.

- Oui, oui, des fleurs aussi. Des pétales de roses qui remplissaient un plat de cuivre ciselé. Un vent marin, léger, les soulevait, et les dispersait sur le sable, quelques uns allaient flotter sur les vagues. Des pétales rouges comme le canapé.

- Vert papy, hier le canapé était vert, corrigea Maxime, son frère de deux ans son aîné.

- Tu te trompes Max, c'est le tapis qui était vert, le canapé était bien rouge, recouvert de coussins et de grands châles, rouges aussi, et brodés de fils d'or.

 - Et les gâteaux papy, dis-nous les gâteaux  s'exclama Lisa.


La lumière du jour commençait à baisser. Mamy alluma le lustre de la salle à manger. Les objets semblaient prendre une vie nouvelle en sortant de la semi-obscurité : les ombres se créaient et s'allongeaient. Elle desservit la table en empilant les quatre assiettes de faïence, et en disposant les couverts dessus. Elle alla déposer le tout dans le grand évier d'émail blanc. Elle jeta un regard par la fenêtre ouverte sur la nuit d'été qui commençait : la mer apparaissait maintenant sombre et profonde, et le ciel suspendu, plus clair, s'illuminait de nuages orangés.

- Il y avait trois plats posés sur la table basse qui débordaient de gâteaux gorgés de miel, de sucre et d'amandes : cornes de gazelle, brajs fourré aux dattes, makrouts aux amandes... J'avais seize ans à peine, et je n'avais jamais vu, encore moins goûté, de pâtisseries sorties de Contes de mille et une nuits.

Lorsque je pliais mon matériel de pêche, avec dans ma besace en tout et pour tout un seul poisson de bonne taille - j'avais rejeté les autres, trop petits, à la mer - ils m'avaient invité à prendre place auprès d'eux. Maintenant j'étais assis sur mon pliant, à côté du canapé, et comme eux je regardais au loin, sauf que moi je ne savais pas trop pourquoi. J'étais jeune et je me disais que si mes copains passaient par là, j'aurais l'air d'un couillon dans un salon au grand complet, assis sur mon pliant de pêche. Mais à cet endroit et à cette saison, c'était peu probable, et ça me rassurait. Alors j'ai vu les mains de la femme entièrement tatouées au henné, des poignées au bout des doigts, d'un rouge sombre que les peintres nomment Terre de Sienne. On aurait dit qu'elle avait enfilé des gants de dentelle laissant à peine apercevoir la peau nue au travers. Ainsi parées, ses mains semblaient se mouvoir indépendamment de son corps, de ses bras. C'était d'une beauté à couper le souffle. Et lorsque le bout de ses doigts se posait délicatement sur un gâteau sucré pour m'en offrir, elles semblaient davantage à un papillon venant s'y abreuver.

Le miel collait à mes doigts et les amandes craquaient sous mes dents. L'homme et la femme me souriaient, approuvaient mon plaisir par des hochements de tête silencieux, puis reprenaient leur longue contemplation de la ligne d'horizon. Les pieds sur le tapis d'orient qui s'enfonçait légèrement sous leurs poids dans le sable, je tentais de me représenter cette autre rive lointaine, au delà de la méditerranée, et je me plaisais à évoquer - bien que cela me sembla peu probable - d'autres personnes assises dans un canapé sur une plage déserte, identiques à nous, qui regardaient à leur tour dans notre direction.

-  Papy, c'était leur pays là-bas ?  questionna Max
   
-  Je suppose que oui, nous n'avons pas échangé un seul mot

- C'est loin l'autre côté ?  insista Lisa
   
Plus proche que je ne l'imaginais à l'époque. Je n'avais jamais voyagé, je n'avais jamais quitté ma Camargue. Tout me semblait lointain, inaccessible. C'est avec eux que j'ai fait mon premier voyage, et plus tard avec tous les livres que vous voyez là ». Antoine leur désigna la grande bibliothèque qui habillait deux murs entiers de la salle à manger, du sol au plafond.

Dans la nuit maintenant profonde, Mamy intervient : Les enfants, il est tard, allez vous coucher tout de suite si vous voulez vous lever demain matin pour aller à la plage.

   
-   Oui, réveille-nous tôt mamie, on va chercher le trésor au lever du soleil
   
-  Quel trésor voulez-vous chercher ?
   
-  On va creuser, et on trouvera le chapeau de la théière en argent. Papy nous a dit qu'il était tombé dans le sable, qu'il s'y était enfoncé, et qu'ils l'avaient tous cherché sans jamais le retrouver  continua Maxime.
   
-  Nous on va creuser. On a des pelles et des seaux, s'écria Lisa
   
- En attendant, montez, je viens de suite pour vous embrasser, conclut Mamie en les poussant gentiment vers l'étage.
Le garçon et la fillette s'élancèrent dans les escaliers, agrippant la rampe de bois, en ne prenant qu'une marche sur deux, non sans avoir auparavant, et dans un même élan, embrassé leurs grands-parents.

- Antoine, tu mets dans la tête de ces enfants des rêves plus grands qu'elle ne peut en contenir, et tu transformes l'histoire que ces gens ont partagée avec toi en contes orientaux.

- J'embellis un peu, c'est tout. Ce sont les vacances, ils peuvent rêver tout à leur guise avant de rejoindre leurs parents à Lyon.  Antoine se lève et poursuit : Je voudrais bien remettre la main sur ce bouquin de Raymond Carver, vérifier si son canapé au bord du lac du Michigan était bien rouge... à moins que ce ne soit Richard Brautigan, ma mémoire fout le camp.

Mamy sourit, et monte à son tour les escaliers. « Bonne nuit » lance-t-elle à mi-hauteur « ne tarde pas trop ». Antoine lui répond par un sourire complice et un petit signe de la main, et se dirige vers la bibliothèque. Il attrape quatre ou cinq recueils de ces auteurs, se rassoit dans le fauteuil, et tente de retrouver le passage dont le souvenir s'est ancré en partie, mais en partie seulement, dans sa mémoire.
La mer au dehors, sereine, impose sa présence par son flux et reflux permanent, ses clapotis écumeux qui s'évanouissent dans le sable pour inlassablement recommencer. Le vent salé ramène une chaude odeur d’algues jusque dans la maison.

Au fil de ses recherches, Antoine sent peu à peu le sommeil le gagner. Il tente de résister, se ressaisit parfois dans un soubresaut, marmonne en somnolant « ...le canapé rouge, la méditerranée... suis allé plus loin », s'assoupit peu à peu « ....les ai fait voyager par dessus la mer »... puis encore... « plus loin que Carver » en se ressaisissant « ... ou que Brautigan* »... avant de lâcher son livre et de s'endormir profondément dans son fauteuil.

*  cf  « Mémoires sauvées du vent » - Richard Brautigan

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Commentaires
L
Aujourd'hui, mise à jour du site de St Diè des Vosges pour le Prix Henri Thomas 2011 :<br /> http://saint-die.eu/prix-henri-thomas.html
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L
« Nous avons eu toutes les peines du monde à départager deux nouvelles de très grande qualité , confiait celui-ci (Gérard Noël, rédacteur en chef de Vosges Matin) à l’issue d’une délibération effectivement un peu plus longue que prévue. Au cinquième tour et après relecture à voix haute pour s’imprégner de leur musique" :<br /> <br /> « L’œil du Lynx » de Jacques NICOLLE distance finalement d’une petite voix Martine RIEFFEL et son « Canapé rouge ». <br /> <br /> Imprégnée de l’humour et de l’ironie qu’il magnait si bien, « Fidèle au poste », l’œuvre de Marie ZIMMER reçoit pour sa part le prix François JODIN.<br /> <br /> Trois nouvelles lues avec beaucoup de talent lors de la remise des prix.
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M
Très belle nouvelle : on se retrouve confortablement installé dans le canapé sur la plage et très vite tes mots et ta poésie nous font décoller et voler au-dessus de la mer...<br /> Vers d'autres contrées, d'autres souvenirs...<br /> BRAVO pour ton prix tellement mérité !
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L
Un petit article sympa dans suite101.fr :<br /> <br /> Jovialité et bousculade des poncifs avec « Le canapé rouge » de Martine Rieffel pour la mention spéciale du jury :<br /> <br /> On dirait que les écrivaines culbutent davantage la réalité, la forme, le rythme de l’écriture. C’est ce qui apparaît nettement dans ce palmarès. Du mouvement, de la répartie, des audaces. On croit saisir, on se laisse induire. Martine Rieffel fonctionne beaucoup à l’humour décapant. Caricature mêlée de poésie, un petit morceau de bravoure à dérider le sérieux ! Le Sud y serait-il pour quelque chose ?<br /> <br /> totalité de l'article : http://www.suite101.fr/content/un-prix-litteraire-pour-qui-pourquoi--quelle--notoriete--a29150
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L
merci Brigitte !
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