Carnet de notes 2001 - 2010 - extrait 15
[...] Je quitte la maison avec crainte d'être victime du malaise familier. Je surveille mes perceptions, mes pensées, m'assure qu'elles correspondent bien à ce qui existe par soi, est censé se passer. Pour ne pas m'exposer au froid, je patiente dans la salle d'attente. Il n'y a qu'un couple et moi, des Corréziens, soixante-dix ans, dont l'entretien exaspère. Rien qu'ils ne se croient tenus d'exprimer à haute et intelligible voix et tout ce qu'ils disent égal à rien. Exemples : "Le train sera là dans quatorze minutes et demie", "Je vais prendre mon sac de la main gauche", "On va se lever". J'imagine, un instant, qu'il me faille partager leur vie, endurer ce commentaire pire que superflu, attentatoire à l'obligation de silence qui régit la vie publique, à la majesté du verbe ou, simplement, au seuil de tolérance des situations de parole ouverte. Ca finirait mal. Je les assommerais. [...]
Auteur : Pierre Bergounioux - Titre : Carnet de notes 2001 - 2010 - Editions Verdier
Et cet excellent entretien, du 2 février, de Pierre Bergounioux à Télérama, titré "Pierre Bergounioux, l'écrivain qui veut follement conserver la mémoire". Un court extrait :
"[...] Cela a été ma chance, et celle de ma génération. Du jour au lendemain, nous avons vu s'ouvrir devant nos yeux des perspectives physiques et mentales nouvelles. Physiques d'abord : on va partir, quitter la région. Pour la première fois, on ne va pas reproduire à l'identique la vie de ceux qui nous précédaient et qui n'avaient jamais franchi les limites du canton. Perspectives mentales aussi : on va prendre notre part de cette culture scolaire, savante, lettrée, citadine, centrale, dominante... dont nous étions, de toute éternité, excommuniés. Voilà ce qui nous est arrivé.[...] "
photo : Richard Dumas